Le sentiment qu’un plan est beau, visuellement et indépendamment de ce qu’il raconte, ce sentiment qui fait qu’il reste en nous et qu’on veut le garder et le revoir et le revivre, répond à la valeur plastique de l’image. Plastique : « dérivé d’un verbe grec qui signifie « modeler », l’adjectif est utilisé depuis le début du XIXe siècle pour qualifier les arts qui visent à élaborer des formes visuelles. »1 La plastique d’un film, c’est sa surface visible. En peinture, elle se résume plus ou moins à la touche, à la couleur, à la matière. Dans le dictionnaire technique et critique où figure cette définition, les auteurs ajoutent en fin d’article : « Le numérique est censé avoir apporté une plus grande maîtrise sur la composition de l’image (que l’on peut reprendre et modifier à volonté), mais dans la pratique filmique, cela est le plus souvent assez peu sensible ». Le numérique implique effectivement que l’image devient plus malléable qu’avant. D’abord parce qu’on en maîtrise mieux les paramètres au moment de l’enregistrer, mais surtout parce qu’on peut la retravailler à l’envi une fois qu’elle a été importée sur un ordinateur. Ainsi les films numériques sont-ils ouverts à un travail plastique presque sans limite, et d’autant plus depuis que la performance capture permet d’accomplir la notion de « cinéma virtuel »2. Libéré des contraintes classiques du tournage avec capture photographique de l’image, le réalisateur invente son image en post-production à partir d’un mouvement enregistré dans l’espace, en trois dimensions, ce qui ne lui impose pas de valeur de plan ou de cadrage particulier. C’est ce procédé qui fut utilisé pour créer les na’vis d’Avatar. Et si j’écris ces lignes, c’est moins pour faire une synthèse théorique sur la notion de plasticité que pour faire l’éloge de la plastique du film Avatar. Mais il me faut encore préciser la définition, au moins de manière succincte et, de fait, forcément très imparfaite étant donné le vague de la notion, d’un autre concept en théorie des images : le figural. Inventé par le philosophe Jean-François Lyotard, ce néologisme décrit : « un type de signification purement visuelle , qui permet aux figures (plus ou moins analogiques) de fonctionner comme principe signifiant original, ne passant pas par la langue, mettant en jeu des formes d’expression plus « primaires », au sens de Freud. » Pour Deleuze, et toujours selon ce même dictionnaire : « la picturalité fondée sur la Figure (sur le figural) quitte le domaine du représentatif et du narratif pour « capter les forces » et leur donner une forme sensible. » Ne fuyez pas. La mention de cette philosophie postmoderne de l’image cache une pulsion d’abord sensible et émotionnelle : rendre compte des forces propres de l’image, de ce qui, dans l’image, fait qu’elle paraît belle ou riche ou profonde en dehors de ce qu’elle raconte. C’est, pour le dire ainsi, ce que beaucoup remarquent en regardant Avatar quand ils disent que le film est beau mais vide. Si je suis hostile à l’idée que les films Avatar sont vides, je ne le suis pas à celle qu’ils sont beaux. Visuellement beaux. Je manierai donc les concepts présentés plus haut de manière assez lâche, sans me soucier de leur polysémie et du débat théorique qu’ils ont pu susciter, pour parler de la beauté plastique d’Avatar, de ce qui me fait dire sans cesse que j’ai envie de toucher ces images et des les habiter.

Dans les trois films de la saga, les na’vis se maquillent, notamment les Omaticayas, peuple qu’intègre Jake Sully et auquel appartient Neytiri. Le maquillage recouvre, dans le film, des fonctions symboliques qu’il emprunte aux peuples amérindiens, entre autres, comme la peinture rituelle pour l’initiation de Jake ou les peintures de guerre qu’arbore Neytiri lors de la bataille finale du premier film. Il en va de même pour le maquillage noir qu’elle revêt lorsqu’elle porte le deuil de son fils aîné Neteyam. Il se trouve que maquiller un être numérique, et donc une peau numérique, ne va pas de soi. Pourtant, les équipes de James Cameron ont modélisé, sur la peau déjà très réaliste des na’vis, une grande diversité de maquillages qui semblent effectivement peints sur la peau, faits de peinture, matériels, tangibles. L’exemple est à mon avis des plus parlants dans le cas de Neytiri. Certains plans laissent voir comme le maquillage dont son visage est couvert « fait vrai ». Je ne l’ai pour ma part jamais remis en question et je dirais même qu’il est un moyen de réalisme, c’est-à-dire qu’il renforce la sensation de matière et de présence physique de son visage et de sa peau. Ce maquillage, cette suite de maquillages qu’arbore Neytiri tout au long des trois films, est éminemment plastique. Il participe de la plasticité du film. Il participe de sa beauté visuelle. Il participe de sa réussite esthétique. Il incarne l’aboutissement qu’atteignent les effets-spéciaux dans cette trilogie. L’on ressent la trace des doigts qui ont peint le visage. L’on ressent également la texture de cette peinture et son altération : elle s’efface, elle bave, elle coule quand Neytiri pleure ou transpire. Mais la forme de cette peinture elle non plus n’allait pas de soi. Il fallait, avant de la modéliser, l’inventer, la créer, comme on crée un quelconque autre élément d’une œuvre d’art. Il fallait en choisir les couleurs, les nuances, en définir la granulosité et, bien sûr, comme tout, chez Cameron, tend à signifier sur le plan narratif, intégrer ces peintures à l’histoire, en faire les symboles du parcours psychologique de Neytiri. Par exemple, lorsque, dans De feu et de cendres Jake confie à une Neytiri encore couverte du maquillage rouge et noir de la terrible tribu de Varang, qu’il a pris la décision de tuer Spider et qu’il l’emmène dans la forêt dans ce but, cette na’vi qui, gagnée par un sentiment de haine à l’égard des humains, nourrissait une aversion à l’encontre de son propre fils adoptif, justement car elle ne le reconnaissait pas comme son fils (elle menace de l’égorger pour faire chanter Quarritch, et cela fonctionne, ce qui indique qu’à cet instant du deuxième film, Spider est davantage l’enfant de Miles que de Jake et Neytiri, tendance qui va s’inverser dans le troisième volet), cette na’vi tiraillée se lave le visage dans l’eau de la rivière en pleurant et, découvrant son visage barbouillé, regagne peu à peu sa bonté naturelle, avant de rejoindre Jake et Spider pour empêcher la mise à mort. Ici, la représentation du maquillage qui s’efface (rouge et noir, représentant le feu et la cendre) pour laisser reparaître la peau bleue et luminescente (à l’image de Pandora tout entière, traversée par l’activité luminescente d’Eywa) permet de traduire l’évolution psychologique du personnage.

Le travail de conception puis de modélisation du maquillage, de son effacement, des traces qu’il laisse etc. assure un sens suplémentaire qui ne tient pas dans un discours mais dans une image, un geste, une forme. En ce sens la peinture qu’elle porte devient presque abstraite ; elle entretient un rapport assez étroit avec la notion de figural évoquée plus haut. Marquée de traces et mouillée, elle peut toucher par une beauté propre et inexplicable. Mais si elle est inexplicable, cette trace qui tient du figural a du être peinte comme l’a été « le petit pan de mur jaune » décrit par Proust dans un tableau de Vermeer (à ceci prêt que ce petit pan là n’existe pas), comme le sont les peintures devant lesquelles on s’émerveille non pour la beauté du sujet, mais pour le plaisir de ce que la touche, la matière ou la couleur nous font ressentir, toutes ces choses que le peintre a dû concevoir pour les rendre inexprimables. Et c’est cela, Avatar, une totalité organique où tout a été pensé. La critique oublie souvent de traiter des effets spéciaux et de la direction artistique autrement que comme une donnée abstraite des œuvres. « Les effets-spéciaux sont réussis », « un trop-plein d’effets-spéciaux » et autres formules toutes faites qui ne rendent pas justice au travail minutieux en même temps que volumineux accompli par les équipes de Weta digital. Dans un film numérique et a fortiori virtuel, chaque élément bioluminescent tapis derrière une feuille, chaque texture, chaque liane a d’abord dû être pensé puis créé. C’est pourquoi Pandora donne l’impression d’être un monde plein. C’est pourquoi l’émerveillement devant la réactivité de l’environnement du film n’est pas une qualité moindre, une surface qui cacherait une absence de profondeur, mais le fond même du film. Si Avatar raconte beaucoup et avec une élégance rare, le projet esthétique de James Cameron est d’abord de faire fonctionner, autrement dit de faire vivre le film. Les œuvres de fiction n’ont pas toujours besoin de penser, elles nécessitent cependant, pour être belles, d’être pensées. Avoir produit un film qui, pour la première fois peut-être dans tout l’histoire de l’art, offre la sensation réelle et concrète d’un nouveau monde tangible, pour ensuite y raconter une intense histoire familiale d’initiation, de deuil et d’adoption, vaut-il moins que de produire un discours politique subtil ou subversif (encore qu’il me semble tout à fait possible de défendre l’œuvre de James Cameron sur ce point également) ? Il y a confusion entre fond et forme, dans le sens où l’on associe forme et surface, parce que l’image se conçoit comme telle : une surface plane. Mais la forme, c’est la matière même du film, et Avatar est matière, incarnation et, d’ailleurs, rébellion contre la planéité de l’image, exaltation de sa profondeur et de ses volumes. Avatar implique un changement de paradigme dans le rapport au représenté, dans le rapport au visible. Les effets-spéciaux du film n’en sont pas la parure mais l’âme même. De l’immense chaîne flottante des hallelujah jusqu’à l’épiderme peint de Neytiri, ce monde a été conçu pour être contemplé et, au cinéma, la contemplation n’est pas subordonnée à la réflexion.

  1. Aumont Jacques et Maries Michel, Dictionnaire théorique et critique du cinéma, Armand Colin ↩︎
  2. Massuet Jean-Baptiste, Le cinéma virtuel, Georg éditeur ↩︎

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