Le temps de l’analyse n’est pas venu pour ce troisième film Avatar, mais tout commence pour une critique d’opinion qui se ronge le frein depuis des mois. La sentence tombe partout en même temps, souvent sans éloquence. C’est une formalité : il faut dire ce qu’on pense d’Avatar, mais on peine à épuiser le « phénomène », autrement dit l’aura de l’œuvre, signe que celle-ci est un peu plus complexe qu’on le dit souvent. Je me suis déjà étendu à plusieurs reprises sur la réception d’Avatar. Si mon jugement propre est très favorable à l’œuvre de Cameron, il me faut le mettre à l’épreuve de chaque nouvel opus. Que penser de celui-ci ? Eh bien qu’il est, avant toute autre chose, d’une radicalité comparable aux deux films qui le précèdent ; l’émerveillement visuel qu’il suscite tient de ce qu’on a l’impression de n’avoir jamais rien vu de tel, sinon peut-être dans les deux premiers, cela va de soi. Mais encore, Fire and Ash n’use pas jusqu’à la corde les meilleures inventions de la saga. C’est à de nouvelles formes que le spectateur se trouve confronté – les rapports d’échelle, par exemple, n’ont jamais été aussi grandioses qu’ici.

Avatar, c’est l’enfance de l’art : les émotions convoquées sont du même ordre que celles qu’on garde des premiers émerveillements, c’est pourquoi l’on a souvent associé le projet esthétique de Cameron (et à raison) à une volonté de réenchanter le rapport au spectacle. J’ai regardé le film dans sa version 3D. L’impression qu’il me laisse, c’est d’avoir dépassé le régime d’images traditionnel, de n’être en apparence même plus fait d’images mais de formes réelles, tangibles, qui redonnent à voir le monde. L’univers de Cameron est d’ailleurs, on l’aura compris, et on l’a souvent blâmé pour ça, un double spirituel du monde connu, avec ses humanoïdes, ses espèces directement inspirées par la faune terrestre et l’empreinte des cultures amérindiennes ou polynésiennes sur l’anthropologie de Pandora. C’est là le sel de cette redécouverte du monde : tout semble être de nouveau ; tout paraît évident car connu, mais on le perçoit comme du jamais vu. Un filet d’eau, une vague, une branche, le vol d’un animal, la lune, la lumière, la roche, la peau, le regard semblent renaître eux aussi, en même temps que les personnages, car Avatar raconte des renaissances successives.

Chaque film de la trilogie reste fidèle à cette volonté première de montrer, d’incarner la naissance du regard. Filmer, ou modéliser un monde neuf, jamais vu, mais hanté par le spectre du réel. Quelle émotion, dès lors, s’emparera de ceux qui, comme moi, vont d’abord au cinéma pour vivre dans la fiction ce qu’ils peinent à connaître ailleurs, pour s’absenter du quotidien, pour voir vivre des univers ! Et c’est une autre grande force de la trilogie que d’être, depuis ses premiers plans jusqu’aux derniers, dont la sortie est espacée de seize ans, d’une précision remarquable. Le premier Avatar reste à ce jour si impressionnant qu’on peine à croire que la technique ait progressé depuis. C’est pourtant bien le cas. Je suis marqué par un gros plan sur le visage de Neytiri. Par la splendeur réaliste de cette peau. Mais réaliste est un mot qui boîte devant l’invention plastique des équipes de Weta : si l’épiderme des na’vi semble si « vrai », il est d’une matière qui, sans être touchée, sans qu’on puisse en faire l’expérience en dehors des films, nous apparaît comme indéniablement autre, alien. Ainsi les êtres de Pandora semblent-ils irreprésentables sans l’aide de la technologie qui les a fait naître. Enfants du cinéma et de ses techniques, ils y restent attachés et dépendent de sa puissance de représentation. Créatures numériques, êtres plastiques, les éléments qui forment Pandora font corps avec le film, sont le film, ne sont pas filmés, ne connaissent pas de distance avec l’image, avec une hypothétique caméra mais sont la matière même qu’on regarde : née de l’image. Quand le cinéma se trouve déclassé par la prolifération des images, et par la perte de son autorité naturelle en tant que médium fédérateur, que dire d’un film qui assoit si sûrement le caractère d’exception de cet art, et exploite en profondeur ses propriétés, de telle manière que toute altération du matériau de base menace de faire s’effondrer la valeur même de l’œuvre ?

J’entends clarifier un point : il n’est pas question d’un film dont la valeur seule tiendrait dans cette puissance technologique : sans l’aisance avec laquelle Cameron conduit son récit, l’effet s’estomperait. L’histoire que raconte Avatar est puissante, et d’autant plus puissante qu’elle vit en communion avec les formes par lesquelles elle se raconte. L’histoire vit dans la matière visuelle et plastique du film, à travers les textures et les couleurs, avec elles. D’où une indescriptible sensation de proximité avec les personnages, lesquels connaissent ici un développement général de très bonne tenue. Neytiri est l’âme forte du film, et son parcours psychologique justifie sa mise en retrait dans La voie de l’eau. À l’image du foisonnement visuel déployé, la structure narrative pensée par James Cameron fonctionne de façon organique. Les personnages évoluent sans cesse à mesure que leur monde se recompose. D’ailleurs, l’une de mes craintes fut vite dissipée : je m’attendais à ce que le troisième film propose l’exploration, après la forêt et l’archipel, d’un troisième environnement et d’un nouveau régime anthropologique, répétant la structure du départ, de la découverte et de l’apprentissage. De ce point de vue, ce n’est pas un triptyque d’environnements que dessine l’ensemble de la trilogie. De feu et de cendres prolonge un récit fluide, et tient compte de l’inachevé de la situation à la fin de La voie de l’eau. Beaucoup de personnages étaient restés en suspens dans leur quête existentielle, ils trouvent ici de quoi s’accomplir.

Pêle-mêle, notons que le traitement des personnages de Spider, Quaritch et Kiri confirme mon intuition quant à l’importance fondamentale, dans la saga, de la question de l’hybride. Avatar 3 possède le mérite de rendre plus explicites des thèmes que la critique sérieuse de borne à décrire depuis la sortie du premier volet, et que le commentaire sarcastique à la mode nie en bloc, jugeant inconcevable qu’un film aussi spectaculaire puisse être pétri de sens. Je me réjouis de voir plus ou moins clos des éléments narratifs dont j’ai il y a un an de cela souligné le développement ; James Cameron n’a rien perdu de sa cohérence, ne s’est pas oublié, ne s’est pas « planté », comme on l’a dit çà et là.

Un dernier point décisif (je m’adresse ici aux spectateurs qui se préparent à regarder Avatar : Fire and Ash) : il faut faire confiance au film, croire en lui, s’y abandonner complètement. Avatar 3 est une énorme vague qui vient se fracasser sur les bronzeurs passifs, qui noie les quelques rebelles qui lui font face, mais qui promet d’offrir à ceux qui la surfent la sensation du monde en mouvement. Jamais je n’ai vu d’œuvre de cinéma qui soit si pleine. Le vide est l’ennemi d’Avatar, mais l’ami de la critique interprétative. La plénitude est le mot d’ordre de l’ensemble, ensemble qui se conçoit comme une totalité organique dans laquelle les corps participent du paysage, le paysage participe des corps, et où l’arrière-plan se conçoit en volumes. Le décor classique de cinéma et la notion traditionnelle de paysage, hértités du cinéma classique qui reçoit lui-même les normes de perspective de la Renaissance, sont dépassés par une fonction environnementale de l’espace filmique, c’est-à-dire par l’avènement de la diégèse comme un tout, totalité produite par le foisonnement graphique (bioluminescence, textures, stimulations permanentes des plantes, des nuages…) et par l’épaisseur visuelle (monde en volumes, rochers flottants, 3D…). Pour accéder à cette abondance (de sens, de formes, de sensations), il faut raccrocher la tenue de détective qu’a endossé le spectateur moderne, coupable, me semble-t-il (et c’est un vice que je pratique aussi) de chercher à ne pas se laisser tromper, d’examiner les films comme des objets objectivement bien finis ou ratés, en somme de s’attarder sur les ficelles sans s’émouvoir du spectacle. Il faut s’autoriser à rêver, parce que l’enfance de l’art dépend aussi de l’enfance du regard.

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