Lorsque Spider-Man: Across the Spider-Verse paraît sur les écrans, l’animation mondiale traverse un moment paradoxal. Jamais le médium n’a disposé d’outils aussi sophistiqués, jamais il n’a semblé aussi libre sur le plan technique, et pourtant rarement il n’a paru aussi contraint dans ses formes, dans ses récits, dans son imaginaire. L’époque est à la perfection des surfaces, à l’optimisation des pipelines, à la fluidité irréprochable des mouvements, mais cette maîtrise accrue s’accompagne d’un phénomène plus insidieux : une standardisation des corps, des affects et des structures narratives. Il serait bien sûr réducteur de parler d’un appauvrissement généralisé de l’animation contemporaine. Des œuvres singulières continuent d’émerger, parfois au cœur même des grandes structures, et le médium demeure traversé par des tentatives de déplacement formel. Mais sa production dominante, semble avoir atteint un seuil où l’excellence formelle ne débouche plus nécessairement sur un renouvellement du langage. Les grands studios américains, Pixar en tête, ont engagé depuis plusieurs années une course à la prouesse technique et à l’illusion naturaliste, affinant sans cesse la simulation de la matière, de la lumière, de la peau, au point de faire du rendu un horizon en soi. Cette recherche, aussi admirable soit-elle, s’accompagne parfois d’un lissage des formes et d’un resserrement des récits autour de schémas émotionnels de plus en plus balisés, souvent adossés à des discours politiques consensuels, où la singularité des dispositifs s’efface au profit d’une reconnaissance immédiate des motifs. Ailleurs, l’industrie vit largement de ses propres recyclages : suites, reboots, déclinaisons de licences, comme si l’animation, art du possible par excellence, était sommée de rejouer indéfiniment ses propres fondations. Du côté japonais, longtemps perçu comme un laboratoire formel inépuisable (Masaaki Yuasa, Mamoru Oshii, Katsuhiro Otomo…), la situation n’est guère plus simple. Si des œuvres singulières continuent d’émerger, l’essentiel de la production est désormais absorbé par une logique industrielle qui privilégie la cadence, la sérialité et la consommation rapide, souvent au détriment de la recherche plastique. Les grands films chinois, quant à eux, restent pour la plupart hors de notre champ de vision, invisibles ou difficilement accessibles, laissant l’impression d’un continent créatif clos sur lui-même. Quant aux figures tutélaires, Miyazaki en tête, elles apparaissent moins comme des phares que comme des points d’aboutissement, les derniers représentants d’un certain âge de l’animation, dont l’héritage est immense mais difficilement prolongeable. C’est dans ce paysage saturé de savoir-faire et appauvri en gestes que surgit Across the Spider-Verse. Ce film, fruit des studios Sony, s’emparant de la licence de super-héros la plus populaire et rentable de tous les temps, semble pourtant prendre acte de cet état de crise et le travailler de l’intérieur. Comme dit plus haut, une grande partie de l’animation contemporaine cherche à stabiliser ses images, et à garantir une continuité rassurante du mouvement et du récit, (Disney, Pixar, Le Roi Lion, Lilo et Stitch, Toy Story 4…). Le film de Joaquim Dos Santos, Kemp Powers et Justin K. Thompson fait le choix inverse et table sur l’hétérogénéité , la friction des formes, de la dissonance symphonique. Il s’agit donc ici de remettre en jeu la question du langage animé, de sa capacité à produire du sens autrement que par la répétition de formes éprouvées. Car Across the Spider-Verse est le produit d’un assemblage inédit de savoirs et de traditions. On y trouve des animateurs et story artists issus de DreamWorks, des collaborateurs ayant travaillé pour Pixar, d’anciens storyboarders de Spielberg et de Fincher, des architectes créatifs venus de The LEGO Movie, autant de trajectoires qui convergent vers un même point. Cette hybridation des pratiques et des héritages produit une image instable, traversée de tensions, toujours sur le point de se recomposer autrement. En ce sens, Across the Spider-Verse apparaît moins comme un sommet isolé que comme un film profondément situé, c’est-à-dire un geste qui répond à l’épuisement perceptible d’un certain imaginaire animé en refusant la voie de la continuité tranquille. Le film choisit l’inconfort de la fragmentation et rouvre la question de ce qu’animer veut dire en acceptant que l’image soit traversée par des forces contradictoires, des rythmes disjoints, des corps qui ne tiennent pas en place. C’est à partir de cet état du médium que le film déploie son projet, et qu’il faut commencer à le regarder.

Si Across the Spider-Verse peut à ce point assumer une forme animée hétérogène et instable, c’est aussi parce qu’il s’appuie sur un mythe qui, depuis son origine, entretient un rapport intime avec le déséquilibre. Spider-Man n’a jamais été un héros de la ligne droite ou de la maîtrise souveraine. Il est un corps en chute permanente, un corps suspendu, toujours en train de négocier avec la gravité, l’espace et l’accident. Son mouvement est une suite d’ajustements, de rattrapages et d’improvisations. Contrairement à d’autres figures héroïques fondées sur la stabilité, la force ou la transcendance, Spider-Man agit dans l’incertitude. Il compose avec le monde et son fameux « swing » répond à une logique corporelle précise, faite de rebonds, de contretemps et de trajectoires brisées. Ses déplacement sont des réponses à des situations imprévues, et ses victoires le résultat d’une adaptation, voire d’une improvisation, plutôt que d’un plan préétabli. En ce sens, Spider-Man est moins un héros de l’ordre que de la recomposition permanente. Cette dimension est encore accentuée chez Miles Morales, dont l’identité est marquée par l’écart et l’anomalie. Miles hérite d’un mythe qui ne lui correspond pas totalement et qu’il doit apprendre à habiter autrement. Son rapport au monde est hésitant, fragmenté et maladroit. Il doute, trébuche, se trompe, mais c’est précisément dans ces failles que se loge sa singularité. Les autres Spider-Men semblent rejouer un récit déjà écrit, Miles incarne une variation instable, un décalage vivant à l’intérieur du mythe. C’est en choisissant Spider-Man, et plus encore Miles Morales comme centre de gravité, que Across the Spider-Verse s’appuie sur un héros dont la logique profonde est déjà celle de l’improvisation, du bricolage et de la divergence. C’est cette affinité fondamentale entre le mythe et l’instabilité qui permet au film d’engager, sans rupture artificielle, une réflexion formelle plus large : celle d’une animation qui accepte de ne plus tenir en place, parce que son personnage central, lui non plus, ne le fait jamais.

Si Across the Spider-Verse parvient à assumer une telle instabilité formelle, c’est parce qu’il repose sur une conception profondément renouvelée de l’animation numérique. Le film ne dissimule pas ses procédés et il en expose ses couches, ses textures, ses discontinuités, comme autant de régimes graphiques cohabitant dans un même espace. À contre courant, Across the Spider-Verse revendique une image composite, hétérogène, parfois contradictoire dans ses propres principes. Cette approche s’inscrit dans la continuité directe du premier Spider-Verse, que Charlie Michael décrit dans son essaie Spider-man into the Spider-Verse, Youth, Race, and the Hypertext, comme un travail de “remédiation explicite du langage de la bande dessinée vers le cinéma”, par intégration structurelle de ses codes visuels : trames de demi-teintes, contours instables, aplats colorés dissonants, inscriptions typographiques intégrées à l’image. Across the Spider-Verse pousse cette logique bien plus loin et chaque monde, chaque personnage, parfois chaque plan, obéit à un régime graphique distinct, avec ses propres règles de texture, de couleur et de mouvement. Le film repose ainsi sur une superposition de techniques rarement vue à cette échelle : animation 3D traditionnelle, rendus imitant le dessin à la main, textures évoquant l’aquarelle, le lavis d’encre ou la sérigraphie, effets de trame hérités de l’impression offset, projections de motifs abstraits directement inspirés du dripping de Jackson Pollock.  Ces éclaboussures chromatiques matérialisent à l’écran des états de tension, de rupture ou de contamination entre les univers. L’image cesse d’être un espace stable pour devenir un champ de forces, traversé de gestes graphiques autonomes. Cette hétérogénéité est également temporelle. Le film rompt avec l’uniformité du mouvement en jouant constamment sur des fréquences d’animation variables, parfois à l’intérieur d’un même corps. Certains personnages sont animés en pleine fluidité, d’autres volontairement en animation saccadée, voire désynchronisée ; des éléments comme les vêtements, les accessoires ou les arrière-plans peuvent obéir à des cadences différentes de celles des corps. Cette dissociation empêche toute lecture naturaliste unifiée et le spectateur perçoit l’image comme une construction, un assemblage de rythmes concurrents. L’exemple de Spider-Punk est emblématique : son corps, sa veste, sa guitare ne partagent ni la même cadence ni la même logique graphique. Ce morcellement du mouvement produit une sensation de friction permanente. À l’inverse, d’autres figures, comme Miguel O’Hara, sont définies par une animation plus dense, plus pesante et rigide, comprimée par la masse du corps et du costume. Le style d’animation devient ainsi un outil de caractérisation aussi fondamental que le design ou le jeu d’acteur. Ce qui distingue donc Across the Spider-Verse d’une simple démonstration de virtuosité technique, c’est que cette diversité des régimes visuels n’est jamais neutralisée par un rendu final homogène. Le film refuse l’idée même d’une “bonne” image unique : il accepte les ruptures de style, les collisions de textures, les écarts de lisibilité. En ce sens, il rejoint une logique hypertextuelle (Charlie Michael), où l’image fonctionne moins comme une surface stable que comme un réseau de références visuelles et techniques activées simultanément. L’innovation graphique de Across the Spider-Verse réside dans la manière dont le film articule ces différences au sein d’un même projet formel. Il redonne à l’animation une dimension plastique et expérimentale, dans lesquels les régimes visuels participent à l’écriture du récit. L’image devient un lieu de circulation, de frottement et de recomposition permanente. C’est dans cette capacité à faire cohabiter des langages graphiques sans les réduire que le film affirme la pertinence et la justesse de son geste. 

Cette logique de l’hétérogénéité technique et graphique ne surgit pas ex nihilo. Elle s’inscrit dans une histoire plus longue du cinéma hollywoodien confronté à la mutation de ses corps et de ses images. Pierre Berthomieu a montré, dans Le Temps des mutants, combien certains cinéastes ont cherché à repenser la consistance du corps filmé en faisant de la technique un opérateur de transformation ontologique du visible. Dans Who Framed Roger Rabbit, Robert Zemeckis pose un problème fondateur : comment faire cohabiter, dans un même espace filmique, des corps qui n’obéissent pas aux mêmes lois physiques, graphiques et temporelles. Comme le souligne Berthomieu, Roger est un corps expérimental, traversé par une logique cartoonesque de l’indestructibilité, tandis que le monde humain demeure soumis à la finitude, au deuil et à la causalité. La prouesse technique sert à rendre cette incompatibilité visible. Déjà, l’image hollywoodienne accepte de ne plus être unifiée. Avec Speed Racer, les Wachowski franchissent un seuil supplémentaire. Berthomieu décrit Speed Racer comme une œuvre où le plan cesse d’être un cadre stable pour devenir un espace fluide, traversé par des forces contradictoires : surimpressions, arrière-plans panoramiques recomposés, perspectives éclatées, temporalités simultanées. La caméra n’organise plus l’espace selon une logique classique de profondeur ou de raccord, mais selon une logique de circulation, que John Gaeta qualifiera d’”editorgraphy”, où le montage, la perspective et le mouvement fusionnent. Cette image saturée, plate et pourtant mobile, convoque explicitement des références plastiques qui dépassent le seul cinéma : le Superflat, le pop art, mais aussi une logique picturale proche de l’abstraction gestuelle. Dans Speed Racer, comme le note Berthomieu, les couleurs cessent d’être des surfaces descriptives pour devenir des coulées, des nappes, des vibrations chromatiques. Le monde se déforme, se dilate, se dissout dans le mouvement, jusqu’à faire basculer l’image du côté d’un pur régime de flux. Across the Spider-Verse hérite donc directement de ces deux gestes. De Roger Rabbit, il reprend l’idée que des corps différents peuvent coexister sans être réconciliés, chacun conservant son régime graphique, sa cadence, sa matérialité propre. De Speed Racer, il prolonge la transformation du cadre en espace de circulation saturé, où l’image n’est plus organisée autour d’un centre stable mais autour de la coexistence de forces visuelles concurrentes. Ainsi, l’innovation graphique de Across the Spider-Verse ne tient ni à la simple hybridation des techniques, ni à la virtuosité isolée de ses effets. Elle réside dans la manière dont le film organise, à l’intérieur même de son dispositif technique, une pluralité de régimes visuels hérités de différentes mutations du cinéma hollywoodien. En assumant l’image comme un champ de tensions, de métamorphoses et de frictions, Across the Spider-Verse organise la crise des images contemporaines en un langage lisible et doté d’une puissance expressive, en exploitant pleinement les ressources propres à l’animation.

Si Across the Spider-Verse donne une telle consistance à ses choix formels, c’est aussi parce que ceux-ci sont indissociables de son récit. L’hétérogénéité graphique, la fragmentation des régimes visuels et la désynchronisation des mouvements s’incarnent directement dans le parcours de Miles Morales. Le film fait du corps animé le lieu où se condensent les tensions du monde qu’il met en scène. Le multivers n’est donc plus un monde de variations ludiques, et Across the Spider-Verse en fait un système de contraintes, de règles et de normes qui s’exercent sur les corps. Miles est pris dans un dispositif qui le dépasse. Le concept de “canon” – ces événements supposément immuables qui garantiraient la cohérence des univers – fonctionne comme une loi abstraite ou bureaucratique, à laquelle chaque Spider-Man serait sommé de se conformer. Cette loi n’est jamais exposée comme un simple enjeu narratif car elle s’inscrit dans la matière de l’image. Ce décalage du corps, avec l’espace prend la forme contemporaine d’un désalignement avec un protocole, d’une impossibilité à se synchroniser avec une norme censée garantir la cohérence même du monde. Le corps de Miles est constamment en décalage, en retard ou en excès par rapport aux cadres qui cherchent à le contenir. Il chute, il glisse, il se heurte aux limites de l’espace, comme si le monde refusait de l’accueillir pleinement. L’animation devient un moyen de résistance. Les moments où le corps de Miles “glitch” (effet technique par ailleurs utilisé de manière abusive en montage vidéo, dans les shorts, les réels TikTok…), se déforme, se désaxe ou échappe momentanément aux règles du mouvement fluide traduisent visuellement son inadéquation au récit qui lui est assigné. Miles demeure un corps problématique, un corps qui ne coïncide pas avec la norme. L’écart entre le personnage et le monde se lit dans la cadence des images, dans les ruptures de rythme, dans les frottements graphiques qui affectent son environnement. Cette dimension confère au film une portée politique qui ne passe d’abord pas par le discours explicite. Le refus de l’assignation, la possibilité de bifurquer hors du “canon”, s’écrit dans la forme de l’animation. En ce sens, Across the Spider-Verse rejoint la démarche de Ready Player One telle que l’analyse Josué Morel dans son article Le nouveau monde (https://www.critikat.com/actualite-cine/critique/ready-player-one/) : un film qui ferait advenir son époque dans la texture de ses images. Là où Spielberg explorait la malléabilité continue de l’image numérique pour penser la virtualité comme une extension fluide du réel, Across the Spider-Verse fait de la discontinuité, de la rupture et de la friction les principes mêmes de son écriture. Il donne ainsi une forme sensible à un présent fragmenté, traversé par des normes concurrentes, des récits incompatibles et des régimes de réalité qui ne parviennent plus à se stabiliser dans une image unifiée.

Across the Spider-Verse marque une date dans l’histoire récente de l’animation parce qu’il déplace la fonction de la technique. L’animation rend visibles les lignes de fracture du monde. Cette approche ouvre une voie, mais une voie difficilement reproductible car elle exige une articulation rare entre récit, mythe, dispositif technique et culture visuelle. Elle suppose d’accepter l’inconfort, la perte de lisibilité immédiate, et le risque de la dissonance. En ce sens, Across the Spider-Verse redonne à l’animation sa capacité à expérimenter et à penser le monde par ses propres formes.

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