« Un monde qui se dévore lui-même nous est offert en cauchemar : la fable écologique masque une utopie totalitaire où l’image s’impose de force, sans autre position possible pour son spectateur que celle de la soumission. Cameron sera toujours du côté des bulldozers. » Critique d’Avatar : la voie de l’eau par Fernando Ganzo, Cahiers du cinéma.

C’est une pétition de principe. Le blockbuster sera toujours suspecté d’être totalitaire, dans ses représentations du monde, dans son ambition fédératrice. Il y a confusion : supposer la foi du spectateur n’est pas lui imposer quelque regard que ce soit. Avatar serait un bulldozer, parce qu’il coûte cher, parce qu’il génère beaucoup d’argent, parce qu’il est long, parce qu’il incarne une vision romantique de la narration et parce que cette vision s’impose par la puissance des images, images numériques et chargées d’effets-spéciaux, ce qui est tout aussi suspect que le reste. Tout ce qui fait qu’on considère souvent Avatar comme un film monumental, ambitieux voire démesuré le rend vulnérable face aux accusations d’être encombrant, prétentieux et balourd. Mais totalitaire ? Le cinéma hollywoodien, et même les films hollywoodiens, dans leur diversité, leur particularité, sont désormais sommés de ne plus incarner de vision du monde. Cette critique des films mondes se fait avant toute chose contre la plénitude du sens, contre « l’être monde » des films : « En même temps l’industrie américaine trouve dans les grosses productions cinématographiques l’esthétique qui lui convient : vider les images de leur réalité pour mieux contrôler les réseaux de leur circulation, clore les films sur eux-mêmes pour mieux fermer la perception et imposer un modèle dominant d’appréhension du monde. Par-là, tout réalisateur, et ce en particulier aux États-Unis, qui continue par sa démarche à faire en sorte qu’un film « est monde », opère un acte de résistance. » (Amiel Vincent et Couté Pascal, Formes et obsessions du cinéma américain contemporain, p. 21-22) Le cinéma grand public se rendrait donc coupable de « clotûre ». N’est-ce pas un peu vague ? Sur quoi faut-il s’ouvrir ? Sur le monde ? L’autonomie des œuvres deviendrait-elle suspecte ? Pour la critique moderniste qui partout sévit (et qui compte ses géants, comme le très grand critique américain Harold Bloom, et dont le très honnête Vincent Amiel, dont l’auteur de ces lignes ne veut pas être soupçonné de critiquer entièrement la pensée ni le travail, ne fait pas forcément partie d’ailleurs), pour cette critique sensible au formalisme et aux seuls points de rupture dans une histoire des formes dont on néglige parfois les traditions au profit des avant-gardes (souvent exagérées dans leur statut), oui, l’autonomie des formes du spectaculaire lasse et inquiète. Mais l’auteur de ce texte avoue son incompréhension devant l’extrait cité quand, plus tôt dans le même chapitre, il est écrit ceci : « Ainsi ce qui est brisé, dans l’esthétique dominante du cinéma hollywoodien contemporain, c’est justement la réalité interne du film, son « être monde », ce par quoi il constitue un monde en lui-même consistant » et plus loin : « C’est ainsi un cinéma qui ne renvoie plus qu’à lui-même et perd toute possibilité d’ouvrir la perception, si bien que son esthétique est fondamentalement une esthétique de la clôture. » L’idée passe d’un cinéma qui ne propose plus de vision du monde mais elle nous semble indistincte d’une autre elle-aussi défendue par le texte : ces films seraient « trop » autonomes. Nous citons encore : « pour la grosse production américaine contemporaine, un film n’est aujourd’hui rien d’autre qu’une apparence opposée au réel, mais une apparence posée comme valeur en soi. » Quand les flux d’images sont presque hégémoniques et, pour le coup, totalitaires. Quand le déclassement des images entraîne une perte de foi dans leur valeur, quand la falsification est justement devenu un procédé de violence sur le réel et qu’une partie du nouveau cinéma industriel n’est plus que le prolongement de ce qui se regarde sur le flux YouTube, Instagram ou Tik Tok, n’est-il pas souhaitable que les films grand public parviennent, par la force de leurs images, de leur narration, par l’autorité de leur représentation du monde, à se charger d’un sens propre, qui ne requiert pas l’ouverture au réel ? Ou ne serions-nous pas en train de débattre, de manière hermétique, trop close, de choses floues ? L’on reproche aux films hollywoodiens, et en particulier à Avatar, d’incarner une représentation utopique forcée, et par là d’être des œuvres « totalitaires » (il faut oser le mot) tout en craignant que les films contemporains soient vidés de leur sens. Ce qui déplaît, c’est quoi qu’il en soit cette autonomie du film, cette capacité qu’il a à raconter par lui-même et en lui-même, à contenir du sens et pas seulement à raisonner sur un « réel » donné. Le film n’apparaît pas comme pensant mais comme pensé, il n’est nullement réflexif et se présente comme un monde en soi, en quoi ceux qui ne sont pas prêts à l’accepter pour ce qu’il est le jugent écrasant, intrusif, « totalitaire ». Or c’est depuis vingt ans le projet de Cameron que de filmer des mondes. L’univers de ses films, ce qu’on appelle la diégèse, mais qu’on pourrait appeler l’espace filmique, ou le monde fictif, est sans cesse clos sur lui-même : le bateau de Titanic, la forêt de Pandora voire Pandora elle-même. Ses histoires se déroulent en des lieux assez extraordinaires pour qu’ils soient perçus comme des mondes, mais cette clôture n’empêche pas la prolifération du sens. Les films de James Cameron, et Avatar en particulier, parlent de la technique, du regard que pose la science sur le vivant, de la place du sacré, de l’importance de la foi, de la difficile (ou gracile) adaptation au changement… et le sens fait écho, il dit le monde et le rapport au monde, le nôtre, en présentant le monde et le rapport au monde propre (le leur) des personnages. En ce sens l’œuvre de James Cameron, souvent associée au mythe, au « patron des mythes archaïques » (Pierre Berthomieu) sur lequel elle repose, partage avec le mythe cette vocation de dire le monde, de l’incarner dans une histoire, de lui donner du sens. En fin de compte, qu’est-ce qui distingue le film hollywoodien d’autres films d’auteurs sinon, comme le rappellent Amiel et Couté, l’autonomie des œuvres (encore qu’il ne soit pas interdit aux films non hollywoodiens d’être clos) ? L’auteur de ces lignes n’est nullement gêné par l’idée de clôture. Encore moins par celle d’autonomie. En fait, il ne comprend pas ce qui fait qu’un film est vidé de son sens, mis à part sa potentielle médiocrité. Sinon, les films sont ce qu’ils sont, et c’est souvent ce qu’on leur reproche : on se base sur ce qu’ils incarnent de loin, sur ce qu’ils sont en tant qu’objets dans le monde, et pas sur leur monde propre, c’est-à-dire qu’on se méfie d’Avatar parce que c’est un blockbuster (donc capitaliste) américain (donc impérialiste) écologique (donc moralisateur, utopique) romantique (donc balourd, « du côté des bulldozers ») et coupable de raconter une histoire, de supposer une foi dans cette histoire, de contenir un début, un milieu et une fin, d’être pensé comme une fiction, d’être écrit, d’être fabriqué (donc clos, apparemment).

Avatar : Fire and Ash, troisième film de la saga, sort dans moins d’une semaine. Comme les deux précédents opus, tout lui sera reproché, de la couleur des navis à la maigreur de son scénario en passant par l’artifice de la 3D, son sentimentalisme, son « académisme », sa ressemblance avec des histoires classiques (Le nouveau monde, Danse avec les loups, Pocahontas pour le premier)… S’il est louable que le public questionne les films qu’il regarde et cherche à les comprendre, l’on constate qu’on reproche rarement à Avatar d’être comme il est, en critiquant sa forme, son expression plastique et narrative, ce qu’il est nécessaire d’appeler son esthétique, mais qu’on lui reproche d’être ce qu’il est, sans doute parce qu’une grande partie du public aujourd’hui, et une immense partie de la critique, à force de cynisme, de second degré et de politisation extrême des concepts qui permettent d’appréhender les œuvres n’est plus capable de croire en ce qu’elle voit et de suspendre son jugement jusqu’au générique de fin. Atrophie de la sensibilité, le cynisme contemporain est forcément rebelle au cinéma de la plénitude, parce que cynisme est l’enfant d’un modernisme adepte du morcellement, du jeu et de la rupture.

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