Quel livre est venu qui depuis un an maintenant ne cesse de hanter ses lecteurs ? Il faut dire qu’à l’ouvrir, il est difficile de ne pas se sentir emporté, pour peu qu’on en lise quelques chapitres dans l’un des romans les plus ambitieux jamais écrits. Sa démesure ne se compare qu’à celle de l’Iliade et de La divine comédie. 600 pages qui en valent bien 1000 (dans la monumentale édition, au format idoine, large, long, souple, compact) de sa traduction française (aux éditions Noir sur Blanc) par l’inestimable Laure Hinckel.
Ce livre est donc un poème, épique et abondant, comme l’Europe en a connu depuis des siècles et dont elle a fait, pour certains, ses textes fondateurs. La prétention n’est point enflée cependant, de cet auteur roumain presque inconnu en France — du grand public du moins — puisqu’il offre son livre à de telles comparaisons par l’effet d’une écriture qu’on pourrait dire instinctive et sincère. Le projet, avant d’être tout à fait épique, est d’abord parodique.
Ce livre est une farce, un pastiche en même temps que l’illustration enthousiaste de ce qu’il pastiche, à la fois la moquerie et l’objet de la moquerie. Un livre conscient mais qu’on ne saurait trouver alourdi par une telle conscience, tant le plaisir de l’invention préside à son élaboration.
Ce livre est un palais, même s’il a bien d’autres formes — son auteur le compare à un oeuf Fabergé. Une fois le seuil franchi, le lecteur peut contempler toutes ses pièces, des petites, des grandes, certaines avec un haut plafond orné et des moulures sur les murs et des dorures partout ailleurs, et d’autres enfoncées dans le sol, comme des caves silencieuses où, sous la poussière, se lisent de riches manuscrits antiques et secrets. La narration n’est pas chronologique dans Théodoros, et les montages parallèles, les effets de boucle et les ellipses vertigineuses en sont l’architecture. Plus qu’un palais, c’est une galerie, et que le visiteur de ce musée fastueux imagine en son centre une tapisserie minutieusement peinte, et à première vue trop profuse pour être déchiffrée. Il faut prendre un peu de recul pour appréhender sa composition et sa riche iconographie, et par là même comprendre que cette tapisserie, c’est le roman lui-même. Un tableau au coeur d’un monument, voilà Théodoros, dont tant de critiques ont relevé le lien avec l’oeuvre de Borges, parce qu’il est une sorte d’Aleph donnant à voir de grands ensembles disparates et tous leurs détails en même temps que leurs fondations. Un oeuf Fabergé donc, en guise d’Aleph, « plein comme un oeuf » ce Théodoros.
Quant à son genre, sans être indéfinissable, il est capricieux. Nul doute que nous nous trouvons là en la présence d’un vaste roman d’aventure, mais c’est, comme dit plus tôt, un roman parodique, un poème épique, un conte donné dans une langue souvent très proche de celle du XIXe siècle, mais jamais figée dans sa ressemblance et que les écarts et la variété, ainsi que l’astucieux dispositif narratif, tendent à rapprocher d’un projet postmoderne. L’on se croirait, un peu, chez Thomas Pynchon, l’humour potache en moins, mais avec le même volonté d’embrasser un monde et des références, dans de forts volumes englobants. Le roman en cite d’autres, plus ou moins nettement, charriant maintes traditions littéraires synthétisées pastichées et parodiées.
Car le premier grand thème du roman, c’est le livre lui-même. Le lecteur peut le sentir dès les premiers chapitres, et constater l’apothéose de cette idée dans le final eschatologique du récit. Borges inventa, c’est connu, sa bibliothèque de Babel. C’est la matrice de Théodoros — et de tant d’autres oeuvres — qui, empruntant également aux Mille et une nuits, fragmente sa grande aventure une une somme d’histoires. Un livre de contes en somme. Un livre des livres, qui n’est pas sans lien avec la Bible, constamment mentionnée dans ses pages. Les textes sacrés peuplent cette histoire : le Kebra Nagast en tête, qui fonde l’Éthiopie de la reine de Saba et, plus tard, de Téwodros II, en tant que sanctuaire salomonique de l’Arche d’Alliance.
Avant tout, ce livre des livres est un livre des siècles, reliant, comme une toile d’araignée, le XIXe siècle à ses origines antiques, légendaires, et à ses conséquences sur la technique à venir, l’effondrement des empires et la guerre. Sous les airs d’un roman d’aventures, dont les splendeurs imaginaires relèvent du mouvement du réalisme magique, Théodoros incarne la parodie de l’empereur, à la fois la critique et la contemplation mélancolique des figures d’Alexandre et de Napoléon épuisant leur honneur dans les vanités de la gloire, des parures et du crime. L’ampleur du récit offre à Cărtărescu de démontrer la facilité de son style, son aisance à en changer, comme lorsqu’il décrit le couronnement de la reine Victoria dans une prose nettement plus corsetée que celle, volubile, qui lui sert à raconter les délices et les miracles de l’Orient. Ce style, à l’ambition baroque, ne néglige pas les surprises et les audaces du vulgaire, du trivial, disséminant ici et là des expressions toutes faites ou des grossièretés insoupçonnées, ce qui fait que cette composition baroque, oeuvre d’un orfèvre en même temps que d’un fou, accède à un large horizon de registres, du hiératique au barbare, du burlesque à l’épique comme si, sur la toile immense et foisonnante de La bataille d’Alexandre d’Altdorfer, c’étaient les personnages improbables et mystiques de Bosch et ceux, paillards et bariolés de son disciple Brueghel qui se livraient bataille.

À l’injonction du sage qui dit à Kipling : « Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants. » Cărtărescu répond en cochant toutes les cases. Du roi Salomon jusqu’à la reine Victoria, en passant par un empereur des États-Unis autoproclamé, Théodoros est un livre des rois et leurs cortèges, notamment les caravanes de la reine de Saba, comprennent assez de merveilles pour charmer les enfants. Des éléphants aux défenses couvertes d’or, des chameaux et des serviteurs transportant des épices, une procession fastueuse qui marbre le désert… N’étaient la violence et le sexe, l’épopée des monarques éthiopiens telle qu’elle est racontée et inventée par Cărtărescu aurait de quoi satisfaire l’exigence élevée mais bienveillante des enfants devant la beauté des contes. C’est d’ailleurs à un auteur de romans pour enfants que s’adresse le conseil du sage. Et le parallèle va plus loin en ce sens, parce que Théodoros possède l’enfance pour coeur. C’est dans l’enfance que s’originent les volontés de Tudor, c’est enfant qu’il fait la rencontre de la femme qui le hantera et qu’il convoitera comme ultime trésor, Stamatina, c’est enfant qu’il apprendra le crime, enfant qu’il rencontrera nombre de personnages appelés à recroiser sa route quand il sera pirate palikare ou empereur d’Éthiopie. C’est à sa mère, qui lui lisait enfant les aventures d’Alexandre le grand, son héros et modèle, qu’il destine ses lettres innombrables et le reste de son amour. Toute la quête de Théodoros, qui prend page après page des allures infernales, rappelant, par le nombre des tortures et des péchés que décrit le roman, l’enfer de Dante, toute sa quête n’est au fond que le caprice d’un enfant conforté dans ses certitudes et dont les fantasmes ne sont jamais dissipés que par la mort.

C’est un idéaliste qui se tue sous le regard des anges, confronté à la vanité de ses fantasmes devant les forces du réel : réel représenté par la mort, en premier lieu la mort de Stamatina, changée en poussière sitôt que Téwodros, qui n’accepte pas la réalité de son décès, l’enlève à son cercueil. Une même situation se produira quand sa reine, aimée elle aussi, du temps où il gouverna l’Éthiopie, décède des suites d’une maladie, brisant un bonheur fou, et que, dans cette même folie, qui est toujours celle de l’enfance devant la causalité, l’empereur capricieux la laisse pourrir dans son lit à ses côtés. Réel dans la violence et l’orgueil, dans le crime, et dans leurs conséquences, car ceux-ci conduisent l’empereur obstiné à se faire haïr par son peuple. Réel de la politique et de l’histoire, quand l’Angleterre finit de démoraliser l’enfant vaincu, suicidé avec les armes de son jeu — ou de ce qu’il prenait pour un jeu. Réel de la technique, car au cours du roman, ce sont tant de canons et de pistolets et de véhicules et d’inventions qui rendent caduques les sabres de la tradition épique, et mettent fin aux jours de son impossible synthèse, l’homme Théodoros lui-même. Loin d’être un roman à thèse, ce conte de Cărtărescu est rendu à une dimension étrange et mystique par son procédé d’énonciation : plusieurs narrateurs liés par un « nous » telle une seule conscience : des anges qui observent et guident le protagoniste, et qui qui commentent son aventure par des digressions morales. Le but mystérieux de cette entité n’apparaît qu’à la fin du live, que nous regrettons de trouver boursouflée. Elle déséquilibre cet admirable roman et ne satisfait que par une naïveté feinte. Voilà mille pages que les aventures d’un homme nous sont contées, qu’elles sont habilement reliées à d’autres vies et à d’autres époques, et que la moralité délirante, injustifiable, du personnage, dérange le lecteur, ébloui du même coup devant les splendeurs de l’aventure. Mais cette fin-là, quand, après une envolée théorique sur la fin des temps, nourrie de physique, de mystique et de visions géométriques, les anges et les démons se disputent devant Dieu l’âme de Théodoros. L’aimable conclusion, c’est que Dieu lit le livre écrit par les anges, et qui est en fait le roman lui-même – et peut-être lit-il, par la même occasion, le récit de l’affrontement angélique et sa propre action de le lire – mais il nous semble que cette manière de concrétiser, d’illustrer les conflits moraux et l’arrière-plan magique de l’aventure nuit à la liberté de jugement de celui qui tient le livre. Il demeure que la scène prête à rire. Cărtărescu ne la raconte pas de manière moins charnelle et moins vivante que tous les autres tableaux du roman, mais il nous semble que la force du livre est ailleurs.
Car l’auteur excelle surtout dans la description sensuelle du Levant et de ses couleurs, de ses senteurs, de ses peuples. Sa relation de la nuit d’amour de Makéda et de Salomon en est l’exemple le plus poignant. Habile aussi dans la peinture de fresques chaotiques — il faut lire cette bataille entre les malades de la peste et les médecins d’un noir royaume improvisé —, Mircea Cărtărescu ne manque pas de talent. La plupart de ses images sont heureuses et la clarté de sa prose est une invitation à s’engager dans ce tempétueux voyage. L’on se demande comment vieillira un tel livre, conçu pour plaire parce que conçu par plaisir, et qui n’est pas sans faire écho, malgré ses allures fantasmagoriques, aux grands enjeux du temps, à la politique des empires, et au sacrifice de la vie sur l’autel de la volonté.







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